Symphonie de la nuit

Article : Symphonie de la nuit
Crédit: Jerome Jims
17 décembre 2022

Symphonie de la nuit

Hier j’ai eu 19 ans. J’avais espéré que le cours de ma vie change par enchantement. Surprise. En fait non. Il est deux heures du matin. Je n’arrive plus à trouver le sommeil. La taille de mon lit dit long sur mon statut de célibataire. Je fixe le petit calendrier sur ma table. Il est de l’année 2018 mais je l’utilise encore pour ne pas rater les anniversaires de mes proches. Non je déconne. Facebook est là pour cela. C’était plus pour la photo de cette fille dessus. Je lui avais même donné un surnom en espérant un jour la rencontrer, tu sais bien… comme dans les films. Je sais. Mes délires sont hors-norme mais un type comme moi n’a pas eu beaucoup de chance en amour. Alors je fais avec les moyens de bord. Je reçois un message sur mon téléphone. J’aurais voulu que ce soit une notification de virement de ma paie. Je saute littéralement sur mon téléphone et déverrouille avec engouement. C’est juste mon forfait internet qui vient de s’épuiser… déception. Il fait chaud. Mon vieux ventilateur est en panne depuis cinq mois. A chaque fois que je trouvais l’argent pour le réparer, il y avait toujours une nouvelle priorité. Par contre je pourrais offrir des stages à toutes ces personnes qui ne croient pas trop au réchauffement climatique.

J’étouffe. Alors je prends mon shirt gris (le dernier qui est encore tout propre), une culotte et mes sandales Chirac, puis je sors prendre de l’air.

La nuit profonde…

Les rues de mon quartier sont calmes à cette heure-là. J’ai toujours eu ce goût du risque. A vrai dire je n’avais pas grand-chose sur moi à me faire piquer. Le vent qui souffle me fait du bien. J’arpente le carrefour de Hihéamé. Quelques bars restent encore ouverts. Des clients de la dernière heure noient leurs soucis dans l’alcool pour les ressusciter aux premiers rayons de soleil. Leur bonheur se résume à ingurgiter quelques litres d’éthanol et à glisser leurs mains de vicieux sous les jupes des serveuses. Ces serveuses un peu trop jeunes étaient souvent à leur tour servies aux clients par la patronne du bar. Il faut bien qu’elles payent leurs études et nourrissent leurs familles. Plus loin au fond, plusieurs jeunes lycéennes et étudiantes sont aux tables de ces vieux riches aux sourires pervers. S’ils ne sont pas riches… alors ils sont sûrement professeurs d’école. Comme quoi, ici, il est rare que ces deux mots aillent ensemble. Ces filles sont pour la plupart contraintes. « Bonne tu es au lit, bonnes sont tes notes » comme dirait un dicton anonyme. Je m’éloigne et décide de parcourir les ruelles moins éclairées. Deux jeunes s’amourachent et se disent des mots doux. La fille panique un peu parce que sa mère pourrait les surprendre dehors à tout moment. Cela me rappelle mes premières années au campus. Je les dépasse en souriant. Plus loin, sous des lampadaires qui grésillent, de jeunes humains de sexe féminin, portant des tenues légères m’appellent de leurs sourires : « dékadjè ! Choco ! Va dom sé kpor laa !* ». Des bouts de viande exposés pour le bonheur des messieurs accrocs aux « jeux de dames ». D’ailleurs ils n’aiment jouer que dans le noir.

La rencontre avec Senka

Dans la pénombre, à côté d’une maison abandonnée, est couché un jeune homme à même le sol. Il secoue sa tête de temps en temps comme s’il discute avec une personne invisible. Je le reconnais. C’est Senka. Ce jeune garçon avait un excellent niveau athlétique à ce qui se raconte. Je m’approche de lui avec un peu de réserve. Il se relève brusquement et s’adosse contre le mur. Par ces yeux à moitié ouverts et sa respiration haletante, je devine qu’il est sous l’effet de substances pas tout à fait légales. Je ne sais pas ce qui me pousse à engager la conversation avec quelqu’un de plus baraqué que moi en plein milieu de la nuit. Malgré ma gorge nouée, je le fais avec un simple « hey bro, ça peut aller..?  ». Son état second me répond à basse voix « Senka va toujours bien. Senka est le meilleur. Senka n’a pas besoin d’aide. Senka va toujours bien.. » Il essaie de faire un pas vers moi mais titube sur son pied gauche. Je rattrape de toutes mes forces ce grand corps lourd. Je fais l’effort de le faire asseoir sur une brique dans une des chambres de la maison abandonnée. Il respire un grand coup et souffle un merci. Je constate que le genou de son pied gauche est bandé. Senka faisait bien plus que son âge. Sa barbe et son corps taillé par ses entraînements lui donnaient des traits de gladiateur. Un gladiateur qui semblait avoir perdu une partie de son âme lors de ses batailles. On reste cinq longues minutes sans parler. Il essaie de cacher la douleur de son pied gauche mais les mimiques de son visage le trahissent. Je brise le silence et lui demande ce qu’il a au pied. La tête baissée, il me répond « c’est une longue histoire fofo.. ». J’attends encore un peu en le fixant d’un air questionneur. Il lève la tête et sort lentement un briquet de sa poche. Sa main gauche palpe ses poches arrière à moitié déchirées. Un bâton de cigarette un peu froissé en tombe. Il le ramasse, souffle dessus comme pour l’assainir et le met à la bouche. Après plusieurs essais, le briquet parvient à enflammer le bout de sa cigarette. La flamme éclaire un moment ces lèvres gercées et la masure sombre. Il aspire sa première fumée comme un baiser. Les yeux fermés, il glisse les mots d’une voix rauque. « Je suis tombé et ma vie avec ..bro.. ». Je ne comprends pas mais je sens qu’il va bientôt m’expliquer.

« Recommence tant que ce n’est pas parfait ». C’était la phrase préférée de mon père dit-il. Je viens d’une famille modeste. Mon père est un vétéran de guerre. Et quand tu as un père qui a subi beaucoup de traumatismes et gardé des séquelles des batailles, il tend à vouloir les partager avec vous. Je suis l’aîné et naturellement j’ai dû accepter ces cadeaux un peu trop violents pour un garçon de mon âge. L’entraînement était militaire depuis mes 15 ans. Je devais donner les performances d’un adulte et réaliser le rêve de mon daron : celui de devenir un athlète de haut niveau. J’étais debout avant le soleil et je m’endormais après les chiens. Je n’arrivais plus à suivre le rythme combiné aux cours à l’école. Alors, par la force des choses, je suis devenu rebelle aux professeurs. Ils ne pouvaient pas savoir la pression que j’avais depuis la maison pour avoir de si mauvaises notes. »

Senka tire une autre bouffée de fumée et tousse un coup avant de continuer.

« ..J’avais de mauvaises notes dans toutes les matières..sauf en sport. » Il pouffa de rire. « Je crois que je battais tous les élèves de mon lycée. Même ceux des classes supérieures. Le prof de sport n’hésitait pas à me proposer pour les tournois de course. C’était d’ailleurs la seule raison pour laquelle je n’étais pas encore renvoyé de l’établissement. Je ramenais les médailles à l’école et les élèves étaient mes fans. Plus les filles que les mecs j’avoue. Un bad boy grand et costaud, c’est tout ce qu’elles voulaient à l’époque. Et elles étaient l’une de mes plus grandes faiblesses. Je les collectionnais sans peine. Il y en a une précisément que je ne pourrai pas oublier.

Après une belle pluie un après-midi, j’étais au terrain. Je venais faire mes tours habituels. Le sol moelleux à souhait me mettait de bonne humeur. Juste au moment où je me rhabillais, j’aperçus cette fille sur les gradins. Son teint noir luisait sous l’effet du soleil de 16h. La petite brise qui soufflait dans ses cheveux la rendait encore plus hypnotisante. J’avais l’impression d’admirer un tableau d’art. Etant qui je suis et étant souvent sûr de moi, je mis en un éclair mon survêtement et allai vers elle. Lorsqu’elle répondit à mes salutations, j’eus des frissons. C’est fou. Elle était le charme incarné. Elle était apparemment nouvelle dans le quartier. Je me nomme Akou me dit-elle. Je lui proposai qu’on marche ensemble pour boire du jus de bissap afin de mieux faire connaissance. Elle refusa avec un joli sourire et rentra chez elle. Son refus m’attira encore plus. Je souriais bêtement en rentrant chez moi ce soir-là. Le lendemain, j’étais revenu au terrain en espérant juste la revoir. Elle était là. J’étais beaucoup plus respectueux cette fois. Inutile de te dire que de fil en aiguille, Akou et moi sommes devenus intimes. C’était un mélange de flirt et d’amitié. Nous savions tous deux qu’on avait une folle attirance l’un pour l’autre et pourtant personne n’osait en parler. On pouvait parler des heures sans se lasser l’un de l’autre. On parlait de nos rêves. Un soir de pluie, au moment de se séparer, je la pris par la taille et l’embrassai. Elle ne résista pas une seconde. J’avais lu ce sourire timide sur ses douces lèvres avant qu’elle ne rentre à la maison avec empressement. Pour une fois, j’imaginais mon futur avec une femme. »

Senka, les yeux fermés, tire encore une fois sur le bâtonnet incandescent pour qu’il ne s’éteigne pas.

« Notre vie à deux prenait peu à peu forme. En traînant avec elle, j’avais commencé à plus prendre du temps pour moi-même que pour l’athlétisme que je faisais.

Mais pour la première fois je me sentais bien. Elle me trouvait d’autres qualités. Pour la première fois, une femme arrivait à voir au-delà de mon corps. Mes notes s’amélioraient à l’école. J’étais étonné de l’impact qu’elle avait sur moi. Un soir, après l’entraînement, je la ramenai à la maison pour qu’elle rencontre ma famille. C’était le début de mes problèmes. Enfin je crois. Tout le monde était content à la maison sauf mon père. Il voyait en Akou, celle qui allait briser ma carrière d’athlète. Depuis ce jour, à chaque fois qu’elle essayait de créer un contact avec mon père, c’était toujours des mots durs qu’il envoyait. J’essayais de ne pas y faire attention. Père était de toute façon d’une humeur qui ridait son visage presque tout le temps. Pour une fois où je retrouvais un sens à ma vie, je ne pouvais rien laisser gâcher mon nouveau train de bonheur. Père, déterminé à nous séparer afin que je reprenne l’entraînement athlétique, était prêt à tout. Akou passait souvent les jeudis après-midi avec moi à la maison. Un jeudi, père m’envoya sciemment lui chercher une pièce de sa moto. Il appela une de mes ex qui n’était pas très d’accord que j’arrête notre relation afin qu’elle passe à la maison. J’avoue que j’avais joué avec son cœur et son corps sans émotion aucune. Elle avait trouvé le moyen de rendre le coup de façon magistrale. Il la fit attendre dans ma chambre. Akou était une belle fille avec une âme blessée par le passé. Les déboires amoureux avaient fait d’elle une fille sensible et fortement jalouse. Elle rentra dans la chambre pendant que mon ex se prélassait dans mon lit. Ce qui devait arriver.. arriva. Des disputes éclatèrent tout comme ma belle relation. Contraint de repartir à la case départ avec une colère dure contre mon père, je me réfugiai dans le sport à nouveau. Sauf que mon âme était instable. Enchaînant des médailles, j’en voulais encore plus. En vérité, j’essayais de réparer mon âme comme je pouvais. Un soir, un ami me proposa une substance nommée « poil de diable ». Cette substance était destinée à augmenter mes capacités et mes performances. Enfin… normalement. Je m’y suis plongé avec joie. Je voulais donner tout pour être le meilleur en sport et il me fallait plus que des exercices et de la confiance en soi. Après quelques mois, je suis devenu rapidement accro à cette drogue. Elle faisait désormais partie de moi et me consolait avec quelques performances faites.

 Un après-midi, alors que je me préparais une nouvelle compétition d’athlétisme, je m’injectai discrètement le fameux produit dans les toilettes. Le top départ fut donné. J’avais pourtant pris un excellent élan. Au milieu du parcours, alors que la victoire semblait déjà acquise, mon cœur se mit à battre rapidement. Tout s’est passé si vite. Ma vue est devenue floue et bien avant de pouvoir m’arrêter, je chutai violemment sur la piste. Je suis tombé et ma vie avec …bro…Malgré les soins, mon genou gauche a pris un coup dur. Ma vie s’est assombrie. J’ai simplement quitté la maison. Je vis comme je peux. Mais ça va aller..Senka va toujours bien. Senka est le meilleur. Senka n’a pas besoin d’aide. Senka va toujours bien… ».

Il eut un silence. Il continuait de balbutier des mots. De toute évidence, ces dernières paroles disant qu’il allait bien, étaient tout sauf vraies. Impuissant devant une telle douleur, je réfléchissais à toutes ces autres étoiles éteintes et noyées par les flots de douleurs. Je ne pus sortir qu’à peine trois mots que mon âme lança à voix désemparée « Que Dieu t’aide… Que Dieu t’aide… ».

Je me levai et sortis tout doucement de l’atmosphère créée par la senteur de sa cigarette.

Désirs sombres…

Bientôt une heure que je traîne dehors. J’accélère le pas. Devant une belle et grande maison, j’aperçois une jeune femme assise. Elle a quelques habits à ses pieds, sûrement les siens. Elle pleure en implorant Dieu. Du peu que j’ai entendu, c’est la domestique que la femme de la maison a mise dehors. La dame l’avait mise dehors de force parce que le mari avait été surpris dans une position quelque peu inconfortable avec elle. Et pourtant c’était cet homme qui la harcelait chaque fois que madame n’était pas là. De toute façon, personne ne peut prouver que cet homme très respecté dans le quartier a des désirs très sombres. Je décide de prendre un raccourci pour rentrer parce que mes petits pieds ne tiennent plus. J’entends des plaintes et des discussions houleuses d’un rassemblement derrière le mur de la boutique de commerce général dénommée « Péti Pris ». C’est un endroit assez éclairé. Je m’approche par curiosité pour comprendre ce qui se passe. Au milieu de la petite foule une jeune femme est en sanglots. Dans ses bras, une fille d’à peine 03 ans. Visiblement la sienne. À comprendre le débat, la petite avait été violée par le conjoint de la dame quelques heures plus tôt. Malheureusement il avait filé avant qu’elle ne puisse alerter les voisins. Elle connaissait le monsieur depuis 04 mois déjà. Il était sympa et affectueux. Un peu trop envers sa fille d’ailleurs. Elle n’avait pas vite compris. Elle se disait avoir trouvé le père parfait pour son petit ange. Surtout depuis que son premier amour l’avait abandonné après avoir visité plusieurs fois son intérieur et craché son venin par inattention. Enfin un homme qui n’était pas lâche avait-elle pensé. Un homme qui viendrait me soulager de mes charges et de mes peines. Elle est inconsolable. Personne n’arrive à trouver les mots pour calmer une femme à la fois blessée et trahie dans son âme. Seule la Grâce*** de Dieu pourrait faire ce miracle car rien ne peut justifier un acte si horrible.. Je prends un peu de recul devant cette tristesse et cette haine qui m’envahissent. J’aurais peut-être mieux fait de ne pas sortir cette nuit. Le monde est donc si différent de « l’arc-en-ciel » que je vois sur les réseaux sociaux. Il a juste fallu que mon forfait internet finisse pour que je découvre une nouvelle facette des humains. Il est 03 heures, je rentre à la maison. Plus question de m’arrêter. La fatigue appelle déjà le sommeil. J’ouvre ma porte. La chaleur a fait ses valises. Je retire mes vêtements et m’étale sur le lit. J’allume ma télé et donne un bon coup à la vieille commande. Je tombe sur un documentaire qui parle des populations togolaises qui habitent au bord de la mer. La mer avance dangereusement et bientôt ils perdront leurs maisons et le lieu de leurs souvenirs précieux sera complètement effacé. Des enfants jouent sur la plage. Ils lancent des coquillages dans la mer comme pour l’arrêter. Comme pour lui dire « laisse-nous le temps de grandir ici… ». Leurs sourires sont des pures merveilles.

Malgré les ténèbres dehors, ces anges me redonnent de l’espoir. Ils se mettent à chanter sur le rythme des vagues « Gbedeka Mawu la va..Mia kpor noutifafa..Ebé kekeli la klin nami..Elatoutou adasi nami.. Vévésésé ladjo.. vivisésé la va.**.». Mes paupières deviennent lourdes. J’aurais tellement aimé qu’à mon réveil, mon monde change. La chanson s’évanouit lentement pendant que je voltige dans mes rêves..

Jérôme Jims.

(*) « Jeune homme, beau gosse ! Viens me goûter laa !

(**) « Un jour Dieu reviendra..nous aurons la Paix..Sa Lumière jaillira sur nous..Il essuiera nos larmes..la douleur s’en ira..la joie viendra.. »

(***) Le viol de cette petite fille est tirée d’un fait réel qui s’est passé en Septembre 2019 sur une fille de 03 ans nommée Grâce. Cliquez sur le mot Grâce dans le texte pour lire le fait.


Bonne et heureuse année 3202 !

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Commentaires

Isabelle JIMS
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Très belle symphonie. Tellement à dire qu'il en faudra une autre pour me vider. Merci pour ce voyage entre plusieurs sentiments. La seule question que je me pose est celle-ci : une jeune fille aussi peut-elle sortir la nuit comme vous l'avez fait à cause de la chaleur et parce que son forfait internet est fini et revenir intacte ?

Jérôme Jims
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Belle question ! Elles étaient déjà dehors en tout cas quand je me promenais...

Benedicta honyiglo
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Merci pour ce beau billet qui fait beaucoup réfléchir. Akpé !

Jérôme Jims
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Merci à toi grande soeur !